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Un Improbable Chemin de Vie

21 January 2008

par André Krzywicki, L’Harmattan. Broché ISBN 2296011934, €17.50.

André Krzywicki connaît certainement trop bien la théorie des probabilités pour ne pas réaliser que le titre de son autobiographie est une contradiction dans les termes. Un événement envisagé dans le futur peut être probable ou improbable, mais ce qui est déjà arrivé est déjà arrivé, un point c’est tout. Cependant tout le monde comprend très bien ce que veut dire le titre, à savoir que tout ce qui est arrivé était, a priori, très improbable. Improbable qu’il survive à la terreur nazie, comme ce fut le cas pour nos amis du CERN, Georges Charpak, Jacques Prentki et Marcel Vivargent par exemple. Improbable qu’il survive à la poliomyélite. Improbable qu’il s’en tire avec un handicap sérieux mais supportable lui permettant d’avoir une vie sentimentale normale. Improbable enfin de pouvoir s’installer à l’Ouest, à Orsay (près de Paris), où il terminera sa carrière comme physicien théoricien au plus haut niveau. Incontestablement, tout cela valait la peine d’être raconté.

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André Krzywicki est né à Varsovie d’un père aristocrate catholique et d’une mère juive, écrivain célèbre déjà avant la guerre. Officier, son père est fait prisonnier par les Russes et exécuté à Kharkov, massacre peut être moins connu que celui de Katyn. L’auteur a un frère aîné, le préféré de sa mère. Cette dernière comprend qu’accepter de porter l’étoile de David est tomber dans un piège. Elle se réfugie avec ses deux enfants sous un faux nom à la campagne. Mais ils se font repérer par les Allemands qui, par chance, s’y prennent à deux fois pour venir les chercher. La seconde fois, la famille avait disparu, cachée par des voisins. Elle retourne à Varsovie. Elle est témoin de l’insurrection du ghetto (de l’extérieur!) et de l’insurrection de Varsovie écrasée à cause du cynisme de Staline.

Ensuite, surviennent la mort catastrophique de son frère aîné, puis l’adaptation au régime communiste. Avec beaucoup d’honnêteté, André Krzywicki reconnaît qu’il s’est lancé à fond dans les jeunesses communistes tandis que sa mère semblait louvoyer avec le régime. Par deux fois, elle est envoyée en mission culturelle dans des ambassades à l’étranger. Il décrit son amour pour le sport brutalement bloqué par la polio dont il risque de mourir. D’autres, autour de lui, y resteront par manque de soins. Il parvient à force d’efforts à surmonter une partie de sa paralysie, mais il devra utiliser des béquilles toute sa vie comme le savent ceux qui le connaissent.

C’est peut-être à cause de son handicap qu’il s’oriente vers la physique théorique et atterrit à l’institut de la rue Hoza, sur lequel il porte un jugement un peu trop sévère à mon goût. Il y avait là de bons éléments, par exemple, mon regretté ami Lukaszuk qui, lui, est resté en Pologne et a été exilé sur la Baltique à cause de sa participation à Solidarité.

Lors d’une première escapade à l’Ouest, à Copenhague, André Krzywicki invite son ami Ziro Koba qui lui présente son élève, l’excentrique mais génial Holger Nielsen que nous connaissons bien au CERN. Ensuite, pour des raisons idéologiques et scientifiques, il part à l’Ouest définitivement. Au CERN, dont il fait beaucoup d’éloges, il bénéficie de l’aide de Jacques Prentki, alors que Léon Van Hove essaie de le persuader de retourner à Varsovie (un peu comme Van Hove avait réexpédié Martin Veltman à Utrecht, ce qui valut à ce dernier de recontrer Gerard ‘t Hooft avec lequel il partagea le prix Nobel!). Finalement, avec l’aide de Louis Leprince-Ringuet et de Maurice Lévy, il s’installe à Orsay. J’admire qu’il ait réussi ce prodige car ces deux personnalités marquantes du monde scientifique français n’avaient pas d’atomes crochus.

Ses témoignages de la vie scientifique parisienne sont très intéressants. Il y décrit, avec un oeil critique, le fonctionnement de la recherche et de l’enseignement et surtout, il dresse une peinture impitoyable des événements de Mai 1968. Il raille la veulerie de la plupart des enseignants et des chercheurs. Il décrit la séquestration de Jean Nuyts accusé d'”élitisme” parce qu’il enseignait la théorie des champs. Pour lui, Mai 1968 a été surtout l’occasion pour les médiocres de se pousser en avant! Dans l’ensemble, c’est vrai. Mais il y avait parmi les meneurs, des gens qui avaient fait d’excellents travaux avant (par exemple, Jean Marc Lévy-Leblond). Nous avons aussi droit à une description réaliste du milieu scientifique où, il n’y a pas que des saints, mais parfois des voleurs, agissant de différentes façons, dont nous avons tous été victimes un jour ou l’autre. Ce qui rend la compétition entre les physiciens pire que celle entre les hommes d’affaires, disait un ancien ingénieur du CERN, Pierre Amiot, c’est que les hommes d’affaires luttent pour l’argent tandis que les physiciens se battent pour la gloire. Roy Glauber (bien avant de recevoir le Prix Nobel), lui fait une intéressante remarque: “Vers 50 ans les gens souffrent de ne pas recevoir la considération qu’ils méritent”. Il explique aussi le pour et le contre du système des citations qui “rapporte” surtout aux plus connus.

Sur son œuvre personnelle André Krzywicki est relativement discret. C’est un mérite du livre qu’il ne contienne pas de formules. Tout au plus, on lit “nucléon , quark, couleur”. L’homme peut être d’une très grande modestie: “il n’est pas exclus que cet ouvrage (de mathématiques pour la physique) soit la seule chose qui reste de moi” (p117). Mais il ne résiste pas à l’envie de répéter les compliments (et les emprunts) que lui ont fait les grands de ce monde comme Ken Wilson et Dick Feynman.

Sur sa vie sentimentale complexe, l’auteur est très honnête, donnant même des détails d’ordre sexuels. Mais on voit bien que parmi toutes les femmes qu’il a rencontrées, il n’y en a qu’une qui a été le grand amour. Il s’agit d’Ela, décédée d’un cancer à Orsay. C’est un peu comme Feynman qui a eu beaucoup d’aventures, mais un seul grand amour, Arlene, morte de la tuberculose à Albuquerque, alors qu’il travaillait à Los Alamos. Une dernière remarque : alors qu’il conserve un attachement viscéral à la Pologne, on comprend qu’il se sent vraiment chez lui en France.

Ma conclusion est que ce livre vaut vraiment la peine d’être lu, non seulement par des physiciens, mais aussi par des personnes connaissant le milieu de la physique, par exemple des époux ou épouses de physiciens ou des membres non scientifiques du personnel du CERN. Je pense qu’il serait très souhaitable qu’une traduction en Anglais en soit faite.

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